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Lise Demailly, Sociologie des troubles mentaux

Jérôme Thomas
Sociologie des troubles mentaux
Lise Demailly, Sociologie des troubles mentaux, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2011, 126 p., EAN : 9782707158147.
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Texte intégral

1Comme beaucoup d’ouvrages de la collection « Repères » des éditions de La Découverte, le petit livre de Lise Demailly, Sociologie des troubles mentaux, constitue une synthèse précise et pédagogique des problématiques qui traversent aujourd’hui le champ complexe du soin et de la prise en charge de la souffrance psychique et de la maladie mentale. Après avoir lu le livre, on se dit qu’il aurait peut-être mérité un autre titre qui aurait mieux rendu compte de son contenu puisqu’à la fois les termes de « sociologie » et de « troubles » apparaissent trop restrictifs au regard des disciplines et points de vue mobilisés par l’auteure. Bien que l’approche sociologique soit clairement indiquée et développée, l’auteure ne s’y cantonne pas. En réalité, c’est surtout le chapitre 2 qui résume ce qui peut constituer l’abord proprement sociologique du soin aux personnes en difficulté psychique et, plus généralement, du rapport à l’altérité irréductible que constitue la rencontre avec le « fou » ou la « maladie mentale » (que la société la rencontre, qu’un sujet en soit porteur et la rencontre pour lui-même, ou encore qu’il s’agisse du rapport de l’entourage et des familles avec de tels sujets considérés comme souffrants ou déviants suivant la phénoménologie de leurs symptômes et les seuils de tolérance de la société, seuils toujours conjoncturels, inscrits dans l’histoire d’une époque, comme l’a montré Foucault et comme cela est rappelé par l’auteur). Lise Demailly montre ainsi que l’approche sociologique des « troubles mentaux » ne consiste pas seulement à identifier les causes sociales de la souffrance psychique ou de la psychopathologie. Ce serait, nous dit l’auteure, se limiter à la démarche introduite par Durkheim dans son célèbre ouvrage sur le suicide. L’auteure élargit le point de vue durkheimien en suggérant qu’une approche du trouble mental en termes sociologiques est celle qui interroge et tente de théoriser ce qui constitue les dimensions sociales de celui-ci. Lise Demailly détache alors quatre perspectives qu’on trouve séparées ou rassemblées dans les études de sociologie de la santé mentale. Une première perspective consiste à faire l’étude des processus de catégorisation et de classification des pathologies ou des anomalies : que nous disent ces classifications (DSM, CIM, etc.) du rapport social à la maladie mentale ? Qui construit ces classifications (industrie pharmacologique ? Psychiatres ? Etc.) ? Quel pouvoir s’exerce alors sur les sujets en souffrance psychique ? Quelle conséquence cela a-t-il sur les formes de la clinique mises en œuvre en psychiatrie ? Deuxième perspective d’étude : la définition sociétale du périmètre de l’anormalité : il s’agit ici d’une reprise actualisée des travaux classiques de Foucault sur la ligne de partage raison/folie. Troisième perspective : la fabrication des subjectivités : on questionne là la possibilité de rapports, non nécessairement causals, entre formes des symptômes et culture. La référence principale sont ici les travaux d’Ehrenberg qui montrent, par exemple, comment la dépression est un symptôme de notre modernité, non pas en tant que notre société « produit » mécaniquement des sujets dépressifs, mais en tant que la dépression est l’expression subjective d’une difficulté à accomplir certaines exigences sociales, notamment celle de performance. Le symptôme dépressif est alors envisagé sous l’angle du ralentissement (contrepoint de la performance) et non du conflit psychique (contrepoint de l’expression du désir) qui avait cours dans la version freudienne (qui ne disposait pas du terme de dépression, d’ailleurs). Quatrième perspective explicitée par Lise Demailly : la fabrication psychosociale du sujet souffrant. Il s’agit des études récentes qui, cette fois, tentent de théoriser une sociogenèse des troubles, mais en les articulant éventuellement à d’autres approches (psychologiques, biologiques). On retrouve là les travaux de Christophe Dejours qui articulent approche clinique et sociologique de la souffrance au travail où les modes d’organisation de l’entreprise sont incriminés comme produisant des effets délétères sur les sujets qui, suivant leur structure psychique, y résistent plus ou moins bien. Au-delà de ce tableau complet et pédagogique de ce que peut être une sociologie des troubles mentaux, le livre de Lise Demailly s’attaque à une analyse, plutôt descriptive mais aussi critique, des lieux, structures et dispositifs d’accueil dans le champ de la santé mentale. On y apprend les vifs débats qui animent le champ « psy » aujourd’hui, mettant en confrontation praticiens de différentes obédiences théoriques, usagers et leurs revendications ambivalentes, administration hospitalière. Lise Demailly retranscrit avec précision les arguments où l’on s’aperçoit de l’éclatement des dispositifs d’accueil et de prise en charge de la souffrance psychique. Elle alerte le lecteur sur la disparition progressive du secteur psychiatrique, et donc d’une psychiatrie communautaire, ouverte sur la ville, vers la construction progressive d’une médecine rentable, scientifique et qui oublie sa dimension clinique au profit d’une rationalisation excessive des protocoles de soin et de prise en charge contre lesquels il y a encore des résistances de diverses sortes, là aussi répertoriées par l’auteur. Au sein de ce tableau général, on peut être attentif à deux propos de Lise Demailly. Le premier concerne une hypothèse intéressante sur ce qu’elle nomme les « dispositifs interstitiels » (p.59 et p.95 notamment). L’auteure montre comment, face aux mutations du monde hospitalier, et en particulier de la psychiatrie, de petites associations de patients ou de familles d’usagers se chargent des carences institutionnelles, en termes d’accueil et d’articulation du soin au social. On s’aperçoit, à travers le rôle de ces dispositifs interstitiels, combien l’hôpital contemporain, à la faveur de ses prétentions scientistes et gestionnaires, refoule son rôle de médiation sociale et politique (assurer une place dans le lien social à un sujet en difficulté qui fait l’épreuve d’une forme d’isolement) ainsi que l’assomption de son devoir de mettre en œuvre la clinique qui institue pourtant le patient comme sujet et non comme objet de la science (réduit à son cerveau, à son imagerie) ou comme objet statistique pour rationnaliser les coûts de santé. C’est sans doute pour cela que Lise Demailly en appelle, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, à faire émerger des « recherche cliniques », selon une démarche de « microsociologie clinique » qui, de manière interdisciplinaire et ethnographique, rendent compte de la place et de la nécessité de la dimension relationnelle et sociale dans le soin psychique. C’est face à ce plaidoyer qu’on s’interroge sur l’emploi du mot « trouble » dans le titre de l’ouvrage qui renvoie sans doute trop fortement à la manière dont l’administration hospitalière cherche à rationaliser le symptôme. Un trouble est passager et est susceptible de disparaître, ce qui n’est pas équivalent au symptôme dont psychanalystes, anthropologues et sociologues nous disent qu’il est porteur de signification, support d’expression du sujet pour adresser un message à un autre - facteur de lien social, donc - concernant la globalité de son existence, autrement dit un objet sémiotique et pulsionnel à la fois, qui résiste à la quantification ou à l’éradication parce qu’il est le sujet lui-même. Peut-être Lise Demailly, au risque de faire énigme pour le lecteur et de froisser son éditeur, aurait-elle dû, dès le titre, et avec une audace sensible pour les sujets en souffrance psychique, faire usage de la belle expression « étrangeté d’âme » qu’elle emploie couramment dans le cœur de l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Thomas, « Lise Demailly, Sociologie des troubles mentaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 avril 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/5211 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.5211

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Rédacteur

Jérôme Thomas

Doctorant en sciences de l'information et de la communication, Université Lumière Lyon 2 (UMR 5206 - « Triangle »

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