Par Igor Martinache
Difficile de parler des « sans abri » sans verser dans le misérabilisme ou le fatalisme. Tel est pourtant le pari auquel va se livrer Arte mardi soir, à travers deux documentaires et un débat consacré à ces personnes qui vivent dans la rue. Ce « Thema », qui reprend le titre du film mémorable d’Eric Rochant [1], invite ainsi à déplacer le regard sur ceux que, justement, on préfère la plupart du temps ne pas voir. Dommage, car cela nous permettrait de constater l’extrême diversité de ce monde, et de remettre en cause la manière un peu rapide dont on l’enferme dans la catégorie stigmatisante de « SDF » [2]. Et cela nous permettrait également de mieux comprendre le fonctionnement de notre société dans son ensemble, car comme l’a montré l’histoire de la sociologie, c’est bien souvent en regardant ses marges que l’on comprend le mieux comment se hiérarchisent ses valeurs les plus centrales.
Joliment intitulé « Du bleu dans les yeux », le premier documentaire se présente ainsi comme le double inversé du film de Stéphane Meunier consacré au parcours de l’équipe de France durant la coupe du monde de football 1998. Point de héros surmédiatisé ici : la caméra de Thomas Risch nous transporte en effet à Copenhague, qui, du 29 juillet au 4 août dernier, a accueilli la 5ème édition de la « Coupe du Monde des Sans-Abri ». Elle suit plus spécifiquement l’équipe française, sélectionnée par le collectif d’associations Remise en jeu lors d’un tournoi au prestigieux stade parisien du Parc-des-Princes quelques semaines auparavant. Et l’on s’aperçoit que le sport est (comme souvent ?) un prétexte pour réunir des hommes et leur permettre de partager une série d’émotions. De s’émouvoir, mais aussi de se mouvoir, car cela semble bien rejoindre le constat fait par un certain nombre de travailleurs sociaux selon lesquels la mise en mouvement constitue une étape indispensable vers la sortie de la rue.
Même si on peut regretter qu’une distance vis-à-vis de la valorisation à outrance de la compétition [3] ne soit pas totalement prise, les deux autres ingrédients essentiels du spectacle sportif actuel, l’argent et la gloire, sont ici bel et bien absents, ce qui rend les émotions un peu plus authentiques. Y compris l’admiration sincère exprimée par un spectateur de marque, en la personne du « King » Eric Cantona.
Pas besoin cependant d’aller à la coupe du Monde pour éprouver le cosmopolitisme de la rue. C’est ce que montre le second document de la soirée, « Les zouaves du pont de l’Alma », réalisé par Isabelle Cottençon. A l’endroit mêmes où finissent certaines princesses et riches héritiers ont ainsi échoué quelques personnes venus des quatre coins d’Europe, qui, faute d’être nées sous la même étoile, dorment aujourd’hui à la belle dans la ville-lumière. Originaires de Pologne, d’Allemagne, de Roumanie ou de Hongrie, Stan, Robert, Alex, Anetha et Daniel ont ainsi ici recréé les relations d’un petit voisinage. Sauf que, contrairement à beaucoup d’autres parisiens, ils se parlent effectivement et partagent de nombreuses bribes de vie malgré les obstacles linguistiques. Une manière de montrer que la vie à la rue n’est pas nécessairement synonyme d’isolation. Bien au contraire aurait-on envie d’ajouter, dans la mesure où la compagnie est aussi la meilleure protection.
Comme à l’accoutumée, la soirée de la chaîne franco-allemande se terminera par un débat. Ce mardi, le plateau réunira Marie Loison, sociologue
à la Feantsa, "fédération d’organismes européens qui travaillent avec et pour les sans abris", et Gerhard Trabert, médecin et travailleur social, qui a fondé l’association « Armut und Gesundheit » (« Pauvreté et santé »). Dommage que les organisateurs n’aient pas eu l’idée d’inviter l’une ou l’un des principaux intéressés...