Par José Luis Moreno Pestaña
A mon avis, le compte rendu de M. Tchernoivanoff [1] n’est pas un compte rendu et je me demande pourquoi il figure dans Liens Socio. Pour rendre compte d’un livre comme le mien et pour le critiquer, il y avait plusieurs angles d’analyse possibles. On peut discuter la pertinence d’une approche sociologique de la philosophie, mais il faut alors connaître la littérature : les classiques - Mannheim, Ortega y Gasset, Bourdieu - et les contemporains : Randall Collins, Martin Kusch, en France, Louis Pinto et Jean-Louis Fabiani… [2] On peut se demander si la sociologie de la philosophie est ou non la condition sine qua non (ce que je crois) pour éviter une régression à une histoire de la philosophie réduite au commentaire des textes. On peut aussi montrer que mon approche se situe en-deçà des apports (conflictuels) de cette tradition. On pourrait également montrer que les coordonnées employées pour rendre compte de la trajectoire politique de Foucault sont pauvres : parce que je ne connais pas l’œuvre de Foucault, parce que j’ai mal choisi les données biographiques, politiques et institutionnelles pour lire ses textes ou parce que j’ai mal interprétés ces textes. Enfin, parce qu’il s’agit d’un livre qui vise un large public, [3] on pourrait montrer qu’il utilise une rhétorique obscure et qu’il dissimule son propos, comme beaucoup de livres sur Foucault, sous un langage difficile à déchiffrer. Envisagé de tous ces points, mon livre peut avoir - il a, sûrement - des faiblesses. Mais on ne trouve rien de tout ça dans le compte rendu de M. Tchernoivanoff.
Voyons :
Dans le premier paragraphe, le compte rendu reprend, presque mot à mot et sans citer, une partie du texte publié par Serge Audier dans Le Monde des livres (11-février, 2011). [4] Pour un texte si bref, le plagiat relève du record. S’il semble de plus en plus répandu de ne pas lire les livres mais de se limiter aux comptes rendus, faire un compte rendu d’un compte rendu c’est trop !
Le deuxième paragraphe, nous révèle M. Tchernoivanoff surpris par mes analyses du néolibéralisme. Pourquoi ? Parce qu’autour de lui ça « surprend » ? Comment interprétez vous, Monsieur, les citations que je fais de Sécurité, territoire et population et surtout de Naissance de la biopolitique ? En quoi est-il « surprenant » de dire que Foucault analysait le néolibéralisme sans antipathie (p. 122) ? J’attends vos arguments...
Les quatre dernières lignes de ce paragraphe sont une des grossières manipulations de mon analyse (je ne dirai rien sur les références à « l’amant policier » de Foucault ou « au haschisch »). Rencontrant le mot « dépolitisation » dans une description complexe de l’évolution de Foucault, M. Tchernoivanoff fait le malin : « Ne plus croire à la révolution signifierait donc ne plus croire à la politique. Surprenant réductionnisme ». Où ai-je dit ça ? Si les textes de Foucault de la fin des années soixante-dix comportent moins d’enjeux politiques directs (mais ils restent, comme je le montre, hantés par la politique), cela ne veut pas dire que Foucault ne continue pas à croire à la politique. Mon livre est petit : il suffit de lire les pages 99-100 et 126-127 pour constater que je ne dis pas ce genre de sottise.
M. Tchernoivanoff m’accuse aussi de dire que Foucault a comme « beaucoup des philosophes », « une certaine arrogance » (voir aussi le texte de Serge Audier). C’est trop. Je suis philosophe, peut-être un très mauvais philosophe qui ne mérite pas ses titres, quoi qu’il en soit, des gens plus savants que M. Tchernoivanoff m’ont fait membre de la corporation et je ne suis pas masochiste. Dans ce paragraphe je mettais en rapport l’approche qu’a Foucault des sciences humaines avec le mépris pour les données empiriques dont témoignent des analyses exclusivement fondées sur des discours (voir la référence à la doxologie, p. 51). Mon « livre tombe des mains » ? J’ai peur qu’il ne soit tombé des vôtres trop tôt, Monsieur : avant même que vous ayez fini de le feuilleter à la hâte.
S’il faut encore une preuve que mon livre n’a pas été lu, passons au quatrième paragraphe. Selon M. Tchernoivanoff, je « reproche » (en fait, je ne reproche rien, je constate et je discute…) « à Foucault son inconstance politique, due à un polymorphisme s’adaptant aux conjonctures : “cela suppose des couches plus ou moins intégrées dans le comportement qui, parfois, permettent un comportement pluriel et adapté à la situation et, en d’autres occasions, induisent un comportement contradictoire” (p. 15). Les causes profondes du trajet de Foucault sembleraient par conséquent être de l’ordre du comportement ». [5]
Je ne dis pas ça. Désolé de devoir faire une citation aussi longue pour le montrer : « Il y a deux manières de considérer ces évolutions : comme une adaptation aux positions politiques qui permettent le plus grand impact intellectuel ou comme l’effet d’une trajectoire complexe au cours de laquelle l’individu Foucault a tissé des relations avec différentes fractions de l’espace politique. La première explication suppose un agent rationnel qui calcule les dividendes de chaque positionnement politique et qui en change selon le contexte social et les transformations de la conjoncture historique. La seconde explication, celle qui sera assumée ici, est plus complexe et ouvre plus d’interrogations : elle considère l’individu comme le résultat d’un maillage d’interactions serrées qui s’enchevêtrent dans une façon d’être. Ces réseaux d’interactions permettent, parfois, un comportement adapté au contexte, un polymorphisme en accord avec les conjonctures. Mais là n’est pas la clé. Au sein de l’individu cohabitent différentes façons d’être, résultats d’expériences diverses. Cela suppose des couches plus ou moins intégrées dans le comportement qui, parfois, permettent un comportement pluriel et adapté à la situation et, en d’autres occasions, induisent un comportement contradictoire ». Un docteur en sociologie est vraiment incapable de comprendre ce que je dis là ?
M. Tchernoivanoff souligne que les seules choses intéressantes que je dise je les emprunte à d’autres. Sans vouloir revendiquer une originalité quelconque, je voudrais néanmoins lui demander à qui j’emprunte ce que je dis, par exemple, de la médecine, de la psychiatrie ou du travail social ?
Le texte de M. Tchernoivanoff se conclut par ce propos : mon livre ne s’adresse qu’à « certains sceptiques de la pensée foucauldienne ». Sur ce point, nous sommes d’accord : je n’écris pas pour des croyants. Et c’est sans doute là un des effets de la lecture assidue (mais sans bigoterie) de l’œuvre de Foucault.