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Ivora Cusack, Remue-ménage dans la sous-traitance

Anne Bory
Remue-ménage dans la sous-traitance
Ivora Cusack, Remue-ménage dans la sous-traitance, 360° et même plus, 2008.
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Texte intégral

  • 1 Cette grève a fait l’objet d’une couverture médiatique relativement forte, et d’un travail document (...)
  • 2 « Les Molex, des gens debout », un film de José Alcala, 2010, Arte production
  • 3 Jean-Michel Denis, « « Dans le nettoyage, c’est le chantier qui part en grève ! » », in Sophie Béro (...)
  • 4 Jean-Michel Denis, ibid., et Baptiste Giraud, Faire la grève. Les conditions d'appropriation de la (...)
  • 5 Asplan, « L’intérim en grève : la mobilisation des travailleurs sans papiers intérimaires », Savoir (...)
  • 6 Jean-Michel Denis, Ibid.

1Le 7 mars 2002, une trentaine de femmes de chambre, en grande majorité Africaines, employées par la société Arcade et travaillant dans quatre hôtels parisiens du groupe Accor, se mettent en grève. Elles demandent de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés, et plus réguliers. En effet, comme a pu le souligner Isabelle Puech, les salaires et les emplois du temps de ces femmes fluctuent en fonction de l’occupation des hôtels. Toutes employées à temps partiel, elles ne sont pas payées au nombre d’heures effectuées, mais au nombre de chambres nettoyées. Quatre chambres équivalent, lorsque la grève se déclenche, à une heure de travail. Ainsi, expliquent-elles à la réalisatrice, « Il faut faire vite pour gagner des heures ». Salariées de la sous-traitance, elles décident, soutenues par un comité de soutien et des militants syndicaux, de cibler une partie de leurs actions vers Accor, leur donneur d’ordre, et non uniquement vers leur employeur direct. Elles investissent ainsi les halls d’hôtels, distribuent des tracts, occupent les espaces de réception. Durant près d’un an, elles font grève et multiplient les actions d’occupation dans les hôtels, et dans les bureaux de leur employeur. Elles obtiennent successivement un protocole signé par Accor, s’engageant à faire pression sur ses sous-traitants pour qu’ils rémunèrent les heures de présence sur les chantiers (le chantier est, dans l’industrie du nettoyage, le lieu où l’activité de nettoyage s’exerce ; ici, il s’agit des hôtels), puis, en février 2003, un accord avec leur employeur. Cet accord leur garantit des contrats et des feuilles de paie correspondant à 130 heures de travail par mois, prévoit la réintégration des salariées licenciées durant la grève, ainsi qu’une prime de plusieurs milliers d’euros. Néanmoins, les cadences ne sont pas alignées sur celles des femmes de ménage directement employées par Accor. C’est l’histoire de cette grève des femmes de chambre d’Arcade que relate le film d’Ivora Cusack, de son déclenchement en mars 2002 à décembre 2006, date d’une autre grève menée par des femmes de chambre travaillant pour un autre groupe hôtelier. On suit ainsi la grève d’Arcade au quotidien, au travers des différentes actions, mais aussi de réunions entre les grévistes et leurs soutiens. Une fois la grève achevée, la réalisatrice retrouve la déléguée syndicale Sud des grévistes, licenciée par Arcade un peu plus d’un an après la fin de la grève. La mobilisation du comité de soutien pour obtenir sa réintégration, les liens établis entre sa situation – et celle de ses collègues – et d’autres mouvements de salariés précaires – dans les hôtels, mais aussi ceux de la chaîne de restauration rapide Quick – scandent une année et demi qui mène finalement à un accord avec Arcade, qui permet à la déléguée syndicale d’obtenir une indemnité pour son licenciement. Des entretiens filmés au domicile des grévistes après la grève ponctuent le film. Ils permettent à certaines d’entre elles de revenir sur cette expérience de grève, sur les difficultés personnelles rencontrées au fil des mois, sur les leçons tirées de cette mobilisation, et, plus généralement, sur les années qui ont séparé leur arrivée en France de leur entrée en grève. Si ces portraits apportent au film une dimension biographique essentielle, on regrette, une fois celui-ci terminé, de ne finalement pas en savoir davantage sur les trajectoires migratoires, familiales et professionnelles de ces femmes. La figure de Mayant Faty, la déléguée syndicale, intrigue notamment beaucoup : frappé par sa détermination et les savoir-faire militants qu’elle met en œuvre au fil du film, on a envie d’en savoir plus sur son parcours et sur ce qu’elle devient 1. C’est parce que le film soulève nombre de questions qui intéressent les sciences sociales que l’on reste un peu sur sa faim et que l’on veut aller plus loin. En suivant au jour le jour cette grève et ses prolongements, la réalisatrice propose une quasi-ethnographie de la grève et une analyse de ce que travailler dans la sous-traitance du nettoyage peut vouloir dire, à la fois en termes de conditions de travail, et de capacité à se mobiliser. Ce type de document est rare, et suscite des parallèles à la fois avec d’autres œuvres cinématographiques et avec nombre de travaux sociologiques. On pense ici à d’autres films ayant suivi tout ou partie de certaines grèves, et notamment au très beau film de Marcel Trillat et Hubert Knapp, « Le premier mai à St-Nazaire », tourné en 1967 et censuré par l’ORTF. Les séquences d’entretiens au domicile des grévistes sont ainsi un écho direct entre les deux films, tout comme le sentiment de suivre au plus près une grève, et en l’occurrence, une grève qui, par bien des aspects, est une grève victorieuse. Le suivi de la grève caméra à l’épaule fait également penser au film réalisé récemment par José Alcala sur la lutte des salariés de Molex2. Mais tant ce dernier film que celui de Marcel Trillat traitent de mondes du travail au sein desquels l’émergence de grèves longues n’est pas analysé comme un événement inédit, ou improbable, en raison de traditions syndicales et professionnelles anciennes, de statuts d’emplois stables, de l’existence de collectifs de travail, conditions a priori relativement favorables aux mobilisations. Comme le rappelle Jean-Michel Denis, « Les salariés ne sont pas égaux face à l’action collective3», et le monde du nettoyage se caractérise par un « cumul des précarités » concernant les situations sociale et salariale des salariés, qui s’ajoute à un « cumul d’entraves à l’action collective » : salariés isolés sur les chantiers de nettoyage, très faible présence syndicale, majorité de très petites entreprises (de moins de 10 salariés), poids très important de la sous-traitance, forte proportion d’emplois féminins, non ou très peu qualifiés, marqués par le temps partiel et le multi-emploi. Plusieurs travaux sociologiques ont ainsi montré à quel point il était difficile de se mobiliser dans ces conditions, et notamment dans le cas de la sous-traitance . Néanmoins, des grèves longues émergent régulièrement dans ce secteur. Les travaux de Jean-Michel Denis et de Baptiste Giraud permettent d’esquisser une double piste d’explication4D’une part, comme le montre le premier, c’est précisément parce que les conditions d’emploi et de travail entravent l’action collective que celle-ci prend la forme de la grève : cette dernière est l’un des seuls moyens de faire entendre ses droits. Dans le film, les grévistes reviennent à plusieurs reprises sur le fait qu’elles n’ont « pas grand-chose à perdre », et sur la surdité de leur employeur face à leurs revendications quotidiennes. A cet égard, la nécessité, pour les salariés de ce secteur, de « sortir du chantier » pour faire entendre leur voix est très clairement illustrée ici : tout hôtel Accor est une cible potentielle des actions d’occupation et de sensibilisation de la clientèle menées par les grévistes. C’est également le pari que vont faire en 2009 les grévistes sans papiers engagés dans des grèves coordonnées : sortir de l’isolement de chantiers isolés ou de très petites entreprises pour porter leurs revendications aux employeurs pris collectivement5. En outre, l’attention portée aux trajectoires individuelles des salariés grévistes, et à la logique des contextes et des interactions entre salariés et soutiens syndicaux et associatifs permet de dépasser, comme l’a fait Baptiste Giraud à propos de plusieurs grèves, une analyse en termes de « mobilisations improbables », qui tendrait à faire de chaque mobilisation de travailleurs précaires un événement inédit, et par là même difficilement reproductible. Ce film nous place face à une grève qui porte des revendications précises tout en se présentant comme un « conflit de dignité »6  : à plusieurs reprises, les grévistes d’Arcade se révoltent contre le fait d’être « traitées comme des animaux ». Le film ne dit pas si, à la suite de cette grève, les conditions de travail chez Arcade se sont effectivement sensiblement améliorées. Quelques années après, les grévistes sans papiers du nettoyage, engagées dans les grèves de travailleurs sans papiers de 2008-2010, décrivent des conditions de travail similaires – conditions de travail qui motivent en grande partie leur entrée en grève, durant plusieurs mois elles aussi. Ainsi, à la suite des travaux précédemment cités, et suivant en cela l’intuition de Jean-Michel Denis, ce film permet de nuancer l’association hâtivement et systématiquement établie entre précarité d’une part, apathie et impuissance d’autre part.

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Notes

1 Cette grève a fait l’objet d’une couverture médiatique relativement forte, et d’un travail documentaire important de la part du comité de soutien. On peut ainsi retrouver articles de presse et tracts sur le site du film. Par ailleurs, il est possible d’en savoir plus sur les biographies des grévistes en lisant les trois articles de Carine Eff dans Vacarme, « journal d’une femme de chambre » http://www.vacarme.org/article1115.html; http://www.vacarme.org/article1116.html; http://www.vacarme.org/article1117.html

2 « Les Molex, des gens debout », un film de José Alcala, 2010, Arte production

3 Jean-Michel Denis, « « Dans le nettoyage, c’est le chantier qui part en grève ! » », in Sophie Béroud et Maul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, 2009, p.99

4 Jean-Michel Denis, ibid., et Baptiste Giraud, Faire la grève. Les conditions d'appropriation de la grève dans les conflits du travail en France, thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris I, 2009

5 Asplan, « L’intérim en grève : la mobilisation des travailleurs sans papiers intérimaires », Savoir/Agir, juin 2010, p.19-26.

6 Jean-Michel Denis, Ibid.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Bory, « Ivora Cusack, Remue-ménage dans la sous-traitance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 mars 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1320 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1320

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