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Les partitions du goût musical

Patrick Cotelette
Les partitions du goût musical
« Les partitions du goût musical », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 181-182, 2010, Seuil, EAN : 9782021023411.
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Texte intégral

1Ce numéro des Actes de la Recherche en Sciences Sociales a une ambition forte annoncée en épigramme : il s'agit de comprendre comment « l'objet d'art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté » (Marx, Contribution à la critique de l'économie politique). Dans un vocabulaire plus bourdieusien, référence obligatoire de cette revue, il s'agit de « faire le lien entre une sociologie de l'offre et une sociologie de son appropriation » (p.7), entre la sociologie de l'art et la sociologie de la réception, entre le champ de la production « artistique » et son champ de réception.

2Wenceslas Lizé et Olivier Roueff posent dans l'article introductif de la revue, « La fabrique des goûts », l'hypothèse que « le goût se définit dans les interrelations entre quatre instances principales de production : [...] l'espace social, les institutions du champ (producteurs, intermédiaires), les sociabilités de réception (notamment les groupes de pairs) et les trajectoires biographiques » (p.7). Les différents articles sont alors autant d'explorations de ces différentes instances, en prenant pour objet différents « styles » musicaux comme la musique classique, le jazz, les orchestres d'harmonie, la samba (et le rap). On notera que chaque auteur s'efforce de rendre compte des styles de manière simple, sans rentrer dans les détails musicaux, pour centrer le problème sur l'analyse sociologique de la formation des goûts (à une exception).

3Philippe Coulangeon revient sur l'espace social en général avec « Les métamorphoses de la légitimité » qui reprend ses différents travaux sur la stratification sociale des goûts musicaux (Coulangeon, P., « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie. Le modèle de la Distinction est-il (vraiment) obsolète ? » Sociologie et sociétés, 36 (1), 2004, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, pp. 59-85 ; Coulangeon P., « La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question », Revue Française de sociologie, janvier-mars 2003, 44-1, pp. 3-33). Cet article lui permet de mesurer les apports des théories de Bourdieu sur les rapports de domination entre les différents styles de vie et de Peterson sur l'hypothèse d'un autre clivage culturel que celui du savant et du populaire, celui de l'omnivore et de l'univore. Il montre que, loin de constituer un affaiblissement des hiérarchies culturelles, la montée des comportements éclectiques (écoute de divers styles musicaux) en matière musicale recompose les hiérarchies culturelles sans délégitimer l'opposition du savant et du populaire : l'étude « fait ressortir la proximité de l'origine moyenne ou supérieure, lorsqu'elle est associée à un niveau de diplôme élevé (bac +3) avec les genres ou les combinaisons de genre les plus légitimes » (p.104). Une étude similaire conduite en Angleterre (Culture, Class, Distinction) sous la direction de Bennett et al. est présentée par Julien Duval dans la partie finale de la revue. Son compte-rendu de lecture a pour avantage de retracer rapidement l'histoire des débats autour de La Distinction de Pierre Bourdieu et de présenter de façon synthétique l'ensemble des résultats et des caractéristiques méthodologiques de l'enquête.

4Conformément à son objectif, la grande majorité des articles s'attache cependant à aller au-delà du constat des stratifications sociales des goûts musicaux pour en comprendre la genèse. Divers articles s'attachent alors à comprendre le rôle particulier des « intermédiaires » entre les artistes et leur public, ceux que Wenceslas Lizé et Olivier Roueff appellent les « institutions du champ » dans leur introduction. Le champ de la musique classique est exploré par deux contributions de William Weber. La traduction de l'article de 1980, « Le savant et le général », permet de voir comment est née au cours du XVIIIème siècle une opposition entre deux modèles de goûts : « l'ascétisme et sa morale de l'effort » face à « l'hédonisme et sa morale du plaisir accessible » (p.13). Cette naissance a été le fait des « connaisseurs », ceux dont l'autorité « reposait sur leur savoir exclusif, mais [dont le] rôle était seulement d'informer et d'éduquer le public général, détenteur quant à lui de l'autorité ultime sur le goût » (p.25), ou plutôt sur le « bon » goût. Ce n'est qu'à la fin du XVIIIème et au milieu du XIXème siècle que cette opposition va pleinement se hiérarchiser, comme le rappelle William Weber dans un entretien donné à Wenceslas Lizé et Olivier Roueff (« Hédonismes et ascétismes musicaux au prisme de l'histoire »). C'est ainsi au cours du XIXème siècle que l'opposition entre le savant et le populaire est devenue une opposition pertinente dans la stratification sociale des goûts musicaux en France. La montée récente de l'éclectisme, redoublant cette opposition, ne serait peut-être ainsi qu'un retour partiel au modèle « hédoniste » relégué depuis le début du XIXème siècle.

5L'analyse du champ du jazz permet également de montrer comment la réception du jazz en France a été informée - au double sens du terme - par les institutions du champ que furent les producteurs, les distributeurs et les commentateurs. L'article d'Olivier Roueff, « La montée des intermédiaires », a ainsi pour ambition de montrer comment se sont conjointement constitués le champ de la production et le champ de la réception du jazz en France. L'analyse de l'histoire du Hot Club de France, de ses fondateurs et de leurs lignes de fractures permet de relever les entreprises des intermédiaires « de prescription des goûts par le contrôle des conditions classificatoires (palmarès et formes d'expérience) et situationnelles (dispositifs d'appréciation) de la réception » (p.59). L'article de Wenceslas Lizé, « Le goût jazzistique en son champ », prolonge à ce titre l'analyse d'Olivier Roueff en montrant comment se font concrètement, dans les jazz clubs, les correspondances « qui s'établissent entre le champ de production des biens culturels et l'espacé hiérarchisé des consommateurs à partir de l'homologie entre les oppositions qui structurent ces deux espaces » (p.61). L'analyse des occurrences de style de jazz (traditionnel : New Orleands, swing, middle jazz ; moderne : bebop, cool, hard-bop ; avant-garde : free jazz) dans les revues généralistes et spécialisées, dans les jazz clubs et l'analyse des comportements observés dans les différents types de jazz clubs permet de remplir à bien cet objectif. Un plan éclairant des jazz clubs parisien (pages 66 et 67) permet par ailleurs en un clin d'œil d'observer l'homologie entre l'espace social et l'espace des goûts jazzistiques.

6Dans la même ligne d'argumentation que ces autres auteurs, le champ de la samba est exploré par l'article de Vassili Rivron, « Le goût de ces choses bien à nous ». Il y montre le rôle tenu par les structures et les agents de la diffusion culturelle qui, dans les années 1930, « réussissent à trouver des formes de conciliation entre les dynamiques de consolidation de la culture savante et les stratégies de l'industrie musicale » permettant à la samba de devenir de « bon ton » et de « bon goût » (p.140), véritable étendard de la culture brésilienne. On peut également signaler le rapide compte-rendu de Voix du rap, Essai de sociologie de l'action musicale d'Anthony Pecqueux par Olivier Roueff, livre centré sur les chanteurs eux-mêmes. Une dernière instance de fabrication du goût musical est abordée par Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru dans « Quand le goût ne fait pas la pratique » : celle des groupes de pairs, ici les orchestres d'harmonie en zone rurale (alsacienne). Leur article se détache cependant de l'angle d'attaque choisi par Wenceslas Lizé et Olivier Roueff en introduction, comme en témoigne le titre de l'article. Ils montrent ainsi qu'une « pratique musicale n'est pas toujours prioritairement une affaire de goût » et rappellent « cette évidence parfois oubliée selon laquelle c'est d'abord une pratique, soumise comme telle à des logiques pratiques » (p.108). Le fait que moins d'un tiers des pratiquants enquêtés ne déclare participer aux orchestres d'harmonie pour la raison « qu'on y joue la musique qui plaît » et que les orchestres mélangent divers profils sociodémographiques (en matière d'origine sociale et de générations principalement) permettent aux auteurs d'interroger pleinement les logiques pratiques à l'œuvre dans le quotidien des orchestres d'harmonie et dans les points forts que sont les différents concerts publics.

7Au final, la revue remplit pleinement son objectif de « faire le lien entre une sociologie de l'offre et une sociologie de son appropriation » (p.7) par l'analyse des intermédiaires dans les domaines de la musique classique, du jazz et de la samba. On regrettera simplement - tout en comprenant bien pourquoi grâce aux travaux Philippe Coulangeon - que les auteurs des divers articles se soient principalement intéressés aux styles « savants » dans ce numéro. Enfin, l'analyse du rôle des groupes de pairs et des trajectoires individuelles dans la formation des goûts reste parcellaire dans ce numéro. Mais on peut difficilement reprocher à une revue d'avoir été fidèle à sa ligne éditoriale et de ne pas avoir modifié le nombre de pages pour un numéro. Un nouveau numéro abordant précisément la question serait ainsi le bienvenu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Cotelette, « Les partitions du goût musical », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 juin 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1066 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1066

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