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Cécile Brousse, Jean-Marie Firdion, Maryse Marpsat, Les sans-domicile

Igor Martinache
Les sans-domicile
Cécile Brousse, Jean-Marie Firdion, Maryse Marpsat, Les sans-domicile, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2008, 118 p., EAN : 9782707153104.
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Texte intégral

  • 1 Cf l'Humanité du 24 novembre 2008 et l'éditorial du Monde du 26 novembre 2008, « SDF : la honte »
  • 2 D'après un sondage réalisé par BVA en 2006 pour l'Association Emmaüs ainsi que les journaux La Vie (...)

1Comme chaque hiver, les « sans domicile » reviennent sur le devant de la scène médiatique. C'est ce que l'on appelle un « marronnier » dans le jargon journalistique. L'actualité est particulièrement chargée cette année : les corps sans vie de trois d'entre hommes ont déjà été découvert dans le bois de Vincennes tandis que les associations Droit au logement et Les Enfants de Don Quichotte viennent d'être condamnées en justice pour avoir installé des tentes sur la voie publique 1. Drôle d'époque qui ne semble pas savoir ce qu'elle veut. Car le discours a l'égard des pauvres et autres vagabonds oscillent entre compassion, quand on les envisage comme de « bons pauvres » victimes de la conjoncture sociale, et dénonciation, quand ils sont d'abord perçus comme une menace. Menace directe qui entraverait les espaces publics, ou indirecte, en jouant le rôle d'« épouvantail social » 2. Quoiqu'il en soit, les discours sont aussi abondants sur ceux que l'on étiquette comme « SDF » que la méconnaissance est grande à leur sujet. C'est donc une lacune essentielle que cet ouvrage paru dans une collection à large public aspire à combler.

  • 3 Cf Erving Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1975 [1963]

2Les trois auteurs sont sociologues de leur état, plus précisément statisticiennes à l'Insee pour deux d'entre elles, et le troisième plus « qualitativiste » comme cela peut se deviner au fil des chapitres. Ils commencent en introduction par revenir sur le problème de la dénomination, particulièrement prégnant dans le cas présent, puisque le phénomène de stigmatisation joue à plein 3, puis sur les représentations médiatiques variées dont font preuve les personnes ainsi désignées, avant de montrer comment un problème social est devenu récemment un objet pour la recherche sociologique, notamment statistique dans les années 1990. Car pour compter politiquement, il faut être compté, rappellent-ils.

  • 4 Rappelant au passage que la pauvreté ne se définit pas dans l'absolu, mais relativement à la sociét (...)
  • 5 Parmi lesquels le Centre d' Hébergement et d'Accueil des Personnes Sans Abri (CHAPSA) de Nanterre d (...)

3Passant à l'acte, ils montrent dans une première partie les difficultés qu'il y a à tracer les contours de la catégorie 4 Car les sans domicile ne se réduisent pas aux personnes passant la nuit dans des « lieux non prévus pour l'habitation » ainsi que les désignent euphémiquement les enquêtes statistiques. Il y a en effet toute un continuum de lieux où l'on retrouve ces personnes sans domicile : centres d'hébergement et de réinsertion sociale où le séjour peut aller de l'urgence d'une nuit 5 à plusieurs semaines, les hôtels sociaux, centres maternels et autres chambres d'hôtel louées par différents services d'action sociale. Mais surtout, la frontière entre sans domicile et mal logés est bien plus poreuse qu'on ne le croit souvent, et beaucoup de sans domicile se caractérisent par des transitions fréquentes entre ces différentes formes d'hébergement et la rue. Comme le font du reste remarquer les auteurs, la question des sans domicile ne peut être pensée indépendamment de deux évolutions sociales essentielles : la précarisation de l'emploi et les vives tensions du « marché » immobilier - elles-mêmes reliées aux insuffisances du parc de logement social. Difficile donc de distinguer réellement mal logés et sans domicile ; toutefois, d'après l'enquête de l'Insee auprès des usagers de services d'hébergement et de distribution de repas chauds, on pouvait dénombrer 86 000 personnes sans domicile en France métropolitaine dans une semaine de janvier 2001. Un nombre qu'il ne serait pas superflu de réactualiser...

  • 6 Cf l'ouvrage très pédagogique de Denis Clerc, La France des travailleurs pauvres, Grasset, 2008, qu (...)

4Qui sont ces personnes sans domicile ? Telle est la question à laquelle le deuxième chapitre s'efforce d'apporter quelques éclairages. Si on retrouve des couples parfois même avec leurs enfants dans la « rue », force est cependant de constater que le stéréotype se confirme : les hommes seuls plutôt jeunes sont majoritaires. Il s'agit en fait surtout en creux du public qui est le moins pris en charge par les structures d'hébergement pérennes (si on peut s'exprimer ainsi). Sans surprise, leur état de santé est plus défavorable que celui des personnes disposant d'un logement personnel - et ce malgré la mise en place de la Couverture médicale universelle (CMU)- ils sont plus souvent migrants, et leur chômage bien plus fréquent (40% sont au chômage, c'est-à-dire qu'ils recherchent activement un emploi). Néanmoins un tiers d'entre eux a un emploi (29%, mais 35% dans l'agglomération parisienne), ce qui confirme bien l'expansion du phénomène des « travailleurs pauvres » 6. Les auteurs proposent finalement une typologie en cinq catégories (p.38-39) pour rendre compte de la diversité des situations et des ressources de ces personnes sans domicile. Ils notent enfin que leur situation familiale est souvent problématique, les ruptures conjugale ou familiale constituant les motifs principaux d'arrivée à la rue, avant les motifs économiques, ce qui explique également la difficulté à être hébergé par un tiers. Reste à déterminer si les trajectoires personnelles constituent un facteur explicatif plus « robuste » que des variables plus macro-sociales. Les auteurs évoquent ainsi les travaux de l'économiste étasunien O'Flaherty qui explique que le nombre de sans domicile comme variable d'ajustement entre l'offre et la demande de logements.

  • 7 Forme particulière en un sens de la « psychologisation des problèmes sociaux » - cf Lise Demailly, (...)
  • 8 Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963]. Pour une application (...)

5Les politiques publiques d'aide aux sans domicile constituent l'objet du chapitre suivant. Les auteurs retracent ainsi l'évolution récente des dispositifs législatifs et en particulier du rôle principales associations intervenant en la matière, avant de dresser un panorama statistique des structures et dispositifs pratiques mis en œuvre. L'idée principale est ici de rendre la complexité de ladite aide, celle-ci résultant à la fois du nombre d'institutions, mais aussi de dispositifs différents, impliqués. Finalement, cette diversité reflète celle des points de vue vis-à-vis des solutions à apporter au sort des personnes en question. Des divergences que révèle encore mieux un panorama des dispositifs existant sur la question : ceux-ci présentent une forte hétérogénéité, en fonction par exemple de la centralisation des dispositifs ou du confort des structures d'hébergement, et ce en dépit de la mise en place d'un réseau transnational : la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA), de même d'ailleurs que l'existence de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) en France n'empêche pas l'hétérogénéité des quelques 800 associations et institutions publiques qui gèrent les 2200 structures et services destinés aux personnes sans domicile sur le territoire national. A partir des travaux d'Ingrid Sahlin, les auteurs présentent plus particulièrement le dispositif d' « escalier transitoire » suédois, dans lequel les étapes vers la réinsertion sont clairement marquées par l'accession progressive à des formes de logements plus confortables, elle-même conditionnée par le « feu vert » des travailleurs sociaux. Une approche qui tend à insister sur le caractère individuel de la situation et donc à « ignorer » la pénurie de logements 7, mais qui invite en miroir à analyser la trajectoire des sans-domicile avec le concept de « carrière » forgé par Howard Becker 8.

  • 9 Ainsi que préfèrent les désigner certains travailleurs sociaux
  • 10 Un double-besoin renvoyant à une  "réparation narcissique" -pour employer sans doute improprement l (...)
  • 11 Sur cette question, voir aussi les travaux de Philippe Warin, notamment L'accès aux droits sociaux, (...)
  • 12 Cf Erving Goffman, op.cit.
  • 13 Cf Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
  • 14 Ce problème en soulève un en fait un peu plus épineux, à savoir que l'autorisation à s'installer l' (...)
  • 15 Cf notamment sur cette question le documentaire édifiant « Pas lieu d'être » de Philippe Lignières (...)

6Le chapitre suivant, le plus "vivant" de l'ouvrage, adopte une perspective plus ethnologique pour rendre compte des conditions de vie à la rue. Y sont ainsi abordés une série de thèmes majeurs, comme les stratégies quotidiennes que peuvent déployer les « résidents de la rue » 9 pour remplir certains besoins : à commencer par les divers moyens de s'abriter en se cachant pour conquérir un tant soit peu d'intimité et d'autonomie 10, l'accès problématique aux droits sociaux 11, la manche (qui, selon les enquêtes, n'est pratiquée que par 10% des personnes sans domicile) ou les modes de protection, face aux menaces physiques, mais aussi morales - la stigmatisation 12. On nous rappelle également combien le terme d'exclusion est impropre pour rendre compte de tels phénomènes 13, puisque les liens sociaux qu'entretiennent les résidents de la rue sont loin d'être rompus : liens avec d'autres personnes qui partagent leur sort, avec certains riverains et commerçants qui peuvent être de coopération, mais aussi de concurrence pour certaines ressources, à commencer par l'occupation de l'espace. Les personnes sans domicile sont en effet loin d'être tolérées partout dans l'espace public 14, et de multiples dispositifs sécuritaires ont été déployés pour les chasser des lieux où ils apparaissent indésirables, et en ont fait une variable importante dans la conception du mobilier urbain récent  : bancs segmentés pour empêcher de s'y allonger, pointes sur certains rebords pour empêcher de s'y asseoir, fontaines humidifiant le sol en permanence, etc. 15,..

  • 16 La question SDF. Critique d'une action publique, PUF, « Le lien social », 2002
  • 17 Serait-il par exemple utile d'appréhender le monde de la rue comme un « espace social » au sens où (...)
  • 18 Cf « Note brève sur l'antinomie de l'action collective », Propos sur le champ politique, Lyon, Pres (...)

7Le dernier chapitre, enfin, revient à l'approche statistique en s'intéressant aux trajectoires résidentielles et vient essentiellement rappeler le caractère à la fois, paradoxalement, instable et « enfermant » des situations de mal-logement. Au final, les « repères » que fournissent cet ouvrage s'avèrent bien utiles pour démentir les idées reçues répandues sur un sujet méconnu - et sur lequel la recherche sociologique (et en particulier statistique) ne s'est penché que récemment. Les auteurs ont notamment à cœur de rappeler les conditions sociales qui président à la création de situations de mal ou non-logement, précarisation de l'emploi et pénurie de logements en tête. Si la question n'était aussi grave, on soulignerait aussi le caractère heuristique de leur synthèse, notamment du point de vue méthodologique - en rappelant les difficultés de la construction de catégorie. On peut être étonné que les auteurs ne citent pas le travail de Julien Damon 16, même pour le discuter. Révélateur d'une société comme souvent ses marges, les personnes dites sans domicile constituent en effet une catégorie d'action publique aussi instrumentalisée que difficile à « traiter ». Nombre de débats restent ainsi à mener, mais aussi des recherches à mener 17, et surtout de nouveaux terrains à arpenter - comme les bois - où semblent se réfugier un nombre croissant de personnes-, mais aussi les aéroports. La question d'un afflux de migrants venus des nouveaux pays membres de l'Union Européenne, souvent évoquée dans les associations, mériterait également examen. Bref, les chantiers sont ouverts, même si le dilemme du porte-parole pointé par Pierre Bourdieu 18 - rester invisible ou accepter d'« être parlé » par d'autres-, se pose encore ici avec accuité.

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Notes

1 Cf l'Humanité du 24 novembre 2008 et l'éditorial du Monde du 26 novembre 2008, « SDF : la honte »

2 D'après un sondage réalisé par BVA en 2006 pour l'Association Emmaüs ainsi que les journaux La Vie et l'Humanité, près d'un français sur deux (48%) pense « qu'il pourrait devenir un jour SDF » - voir les résultats complets du sondage

3 Cf Erving Goffman, Stigmate, Paris, Minuit, 1975 [1963]

4 Rappelant au passage que la pauvreté ne se définit pas dans l'absolu, mais relativement à la société qui la définit. Comme l'a expliqué Georg Simmel de manière convaincante, elle réside en effet d'abord dans la relation d'assistance que ladite société a décidé de mettre en place vis-à-vis d'une catégorie de sa population qui sera ce faisant définie comme "pauvre" - cf Georg Simmel, Les Pauvres, Paris, PUF, 1998 [1ère éd. : 1907]. Comme l'écrit ainsi Serge Paugam, "si l'on accepte l'hypothèse que chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres en choisissant de leur venir en aide, l'objet d'étude sociologique par excellence n'est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, comme réalité substantialisée, mais la relation d'assistance - et donc l'interdépendance- entre eux et la société dont ils font partie" - cf Serge Paugam et Nicolas Duvoux, La régulation des pauvres, Paris, PUF, "Quadrige", 2008, p.25

5 Parmi lesquels le Centre d' Hébergement et d'Accueil des Personnes Sans Abri (CHAPSA) de Nanterre de sinistre réputation parmi la plupart des résidents de la rue qui peuvent y être conduits par la brigade d'assistance aux personnes sans abri (BAPSA) de la préfecture de police - cf la description qu'en fait le psychanalyste Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll.« Terre Humaine », 2001

6 Cf l'ouvrage très pédagogique de Denis Clerc, La France des travailleurs pauvres, Grasset, 2008, qui estime ces derniers à près de 2 millions, conséquence du développement des emplois instables et du temps partiel - des « miettes d'emploi ». Redoutant que le Revenu de Solidarité Active -à la conception duquel il a pourtant participé-, n'alimente encore davantage le phénomène, il en propose une version « corrigée », en augmentant la durée de travail « plancher » à partir de laquelle il serait versé, et le « taux d'imposition » à 50%- cf Ibid, p.141-145

7 Forme particulière en un sens de la « psychologisation des problèmes sociaux » - cf Lise Demailly, « La psychologisation des rapports sociaux comme thématique sociologique », communication aux Journées d'études du GRACC, Université Lille 3, 14-14 octobre 2005

8 Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963]. Pour une application récente au cas des coureurs cyclistes recourant au « dopage », cf Christophe Brissonneau, Olivier Aubel, Fabien Ohl, L'épreuve du dopage. Sociologie du cyclisme professionnel, Paris, PUF, coll."Le lien social", 2008 recensé ici et

9 Ainsi que préfèrent les désigner certains travailleurs sociaux

10 Un double-besoin renvoyant à une  "réparation narcissique" -pour employer sans doute improprement le vocabulaire psychologique- souvent négligé par les concepteurs de « solutions » d'hébergement...

11 Sur cette question, voir aussi les travaux de Philippe Warin, notamment L'accès aux droits sociaux, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2007, recensé ici

12 Cf Erving Goffman, op.cit.

13 Cf Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995

14 Ce problème en soulève un en fait un peu plus épineux, à savoir que l'autorisation à s'installer l'espace public peut être également lue comme une indifférence à cette situation. Cf ainsi la proposition -quoique discutable- de Stéphane Rullac, éducateur spécialisé et anthropologue qui connaît bien la « question SDF » (au double-sens du terme...), qui propose d'interdire la « résidentialisation de l'espace public », non dans une optique répressive, mais au contraire de solidarité, dans un article publié  sur le site Rue 89, à ne pas confondre avec le « ramassage » obligatoire préconisé par le gouvernement actuel...

15 Cf notamment sur cette question le documentaire édifiant « Pas lieu d'être » de Philippe Lignières (2003)

16 La question SDF. Critique d'une action publique, PUF, « Le lien social », 2002

17 Serait-il par exemple utile d'appréhender le monde de la rue comme un « espace social » au sens où Lilian Mathieu parle d'espace des mouvements sociaux - cf « L'espace des mouvements sociaux », Politix , n° 77, 2007, pp. 131-153-, ou de la prostitution- cf La condition prostituée, Textuel, « La Discorde », 2007-, à savoir comme de « champs », au sens bourdieusien, auxquels manque cependant l'autonomie ?

18 Cf « Note brève sur l'antinomie de l'action collective », Propos sur le champ politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, pp. 89-91

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Cécile Brousse, Jean-Marie Firdion, Maryse Marpsat, Les sans-domicile », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/691 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.691

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